La Première Guerre mondiale : une mise à l’épreuve des consuls d’Italie en France.
Avec environ 330 000 personnes recensées en 1901, puis un demi-million à la veille de la guerre , les Italiens forment le plus important contingent d’étrangers en France1. Cette présence en constante hausse (plus de 83 000 Transalpins franchissent la frontière à destination de la France pour la seule année 19132) suscite tout un éventail de réactions en France. Conscient de l’importance de cette émigration et de la nécessité de la protéger, le gouvernement italien cherche de plus en plus à l’encadrer, notamment par le biais du Commissariato generale dell’emigrazione (désormais : CGE), constitué en 1901 et rattaché au ministère des Affaires étrangères, du Consiglio dell’emigrazione, qui lui donne des directives, ainsi que de la commission parlementaire sur l’émigration. Dans le même temps, l’État italien, disposant déjà d’un réseau consulaire notable – 13 consulats d’Italie dont 8 généraux en France en 1914 – mue son personnel consulaire en agent protecteur de ses sujets par-delà ses frontières. En effet, depuis la fin du XIXe siècle, les consuls ne sont plus seulement des acteurs du développement des échanges commerciaux3, mais les représentants d’un État-nation en pleine construction4. La Première Guerre mondiale constitue alors la première mise à l’épreuve générale du réseau consulaire italien en France.
1. Des consuls dépassés
Retours d’émigrés en Italie au début du conflit, mobilisation des hommes qui doivent aussi rentrer en Italie, délivrance de sursis pour ceux qui sont reconnus comme nécessaires à l’économie française, distribution des allocations aux familles des rappelés, soutien aux initiatives patriotiques, recherche des insoumis et déserteurs, surveillance des permissionnaires, prise en charge des militaires italiens dans des hôpitaux, etc. : les nouvelles tâches qui incombent aux consuls d’Italie en France avec la guerre sont innombrables. Tandis que l’exercice consulaire en temps de guerre est perturbé par les affres du conflit (bombardements, déplacements limités par l’autorité militaire, mobilisation du personnel), les consuls subissent aussi des difficultés héritées des années précédentes. Celles-ci révèlent alors un appareil consulaire structurellement déficient : manque de moyens financiers, locaux exigus, personnel insuffisant, absence de téléphone ou de véhicule, méconnaissance des colonies5. Les difficultés sont d’autant plus grandes qu’elles sont conscientisées et dénoncées par les Italiens eux-mêmes qui réclament une présence consulaire géographiquement plus proche d’eux et plus active6. En plusieurs endroits de France, des émigrés italiens adressent à l’ambassadeur d’Italie à Paris des demandes d’ouverture ou de création d’agences proches de chez eux, comme à Grenoble en janvier 19177.
2. Des consuls épuisés et suppléés
Cette hausse de travail affecte la santé des consuls. Nombre d’entre eux évoquent un état proche du surmenage et prennent des jours de repos8. La santé du vice-consul d’Italie à Nancy est ainsi décrite comme mise à « rude épreuve » par l’accroissement des tâches, lui qui a proposé au consul de déplacer le consulat dans sa propre maison, plus grande, afin de servir au mieux les Italiens de sa circonscription9. Se désolant lui aussi du manque de moyens et de personnel face à la masse de travail, le consul général d’Italie à Marseille va jusqu’à menacer son ministre d’une possible démission si de nouveaux agents ne lui sont pas envoyés10. Face à cette augmentation inédite du travail qui leur incombe, les consuls doivent se tourner vers d’autres institutions. Certaines sont par ailleurs des relais déjà bien identifiés par les migrants, parfois même davantage que les consuls en raison de leur ancienneté dans le paysage de la colonie. Le consul général d’Italie à Lyon, dont la juridiction s’étend sur une douzaine de départements, fait ainsi appel aux missionnaires de l’Opera Bonomelli pour « la plupart des procédures de communication des morts, blessés, disparus et prisonniers11 ». La présence dans la capitale des Gaules du même directeur de l’Opera, Stefano Ravera, depuis dix ans – alors que le consul n’y est que depuis le 22 mars 191512 – facilite cette intervention du missionnaire auprès des Transalpins. La situation des consuls d’Italie en France ressemble ainsi à celle de leurs homologues dans les Balkans à la veille de la guerre, où, pour reprendre les termes de Fabrice Jesné, leur action est « à la fois complétée et concurrencée par d’autres13 ».

Devant le consulat d’Italie rue de Varennes. Les mobilisés italiens viennent chercher leurs passeports (Source : La Contemporaine, PH ALB 131 (0388).
©2023 La Contemporaine).
3. L’agentivité consulaire
Loin de réagir de manière uniforme à la mobilisation italienne et de s’investir d’une façon homogène vis-à-vis de leurs ressortissants transalpins, les consuls, vice-consuls et agents consulaires italiens adoptent des attitudes parfois très différentes. Certains restent très discrets durant la guerre en ce qui concerne la mobilisation patriotique de leurs ressortissants. Le consul général à Marseille, Gerolamo Naselli, pourtant à la tête de la plus grande colonie italienne établie en France, ne s’implique pas dans la mobilisation et son inaction est décriée par La Patria italiana, particulièrement interventionniste. D’autres consuls se montrent au contraire très prolifiques et cherchent à unifier leur colonie derrière des mots d’ordre patriotiques. Ainsi à Nice, le consul général, le baron Acton, parvient à réunir en une seule association plusieurs comités d’aide aux familles des mobilisés. Cette initiative permet tout autant au consul de prendre la main sur une colonie italienne déjà organisée par ses propres élites, que de perfectionner l’aide aux familles, mais également d’incarner un État italien proche de ses sujets, contribuant ainsi au développement d’une italianità au sein de la colonie niçoise. Forts de leur engagement durant la guerre, plusieurs consuls (ainsi que leurs épouses) sont décorés au lendemain de la guerre pour services rendus à leurs compatriotes.
Conclusion
Acteurs essentiels de la Grande Guerre des Italiens à l’étranger de par l’étendue de leur mission, notamment en ce qui concerne la mobilisation des rappelés et la recherche des insoumis, les consuls d’Italie révèlent toutefois un bilan qui est loin d’être homogène. Leur agir – que nous appelons agentivité consulaire – varie en effet beaucoup au cours de la guerre, non seulement selon les terrains d’application et le profil des colonies, mais aussi et davantage en raison de la personnalité même du consul. Ainsi, si la Première Guerre mondiale confirme la mue du consul italien qui devient le représentant d’un État-nation, c’est tout autant parce que son action auprès des migrants s’élargit et gagne en visibilité, que parce qu’il est attendu comme tel par les immigrés, lesquels n’hésitent pas à se plaindre de l’absence d’un représentant. La mue du consul procède ainsi tout autant d’une dynamique ascendante (comme étant attendue par mes migrants eux-mêmes) que descendante (selon des directives reçues du ministère des Affaires étrangères).
- Les statistiques de 1911 font état de 419 234 Italiens en France, mais les recensements semestriels des étrangers conservés dans les archives départementales laissent deviner un chiffre proche du demi-million. ↩︎
- Sommario di statistiche storiche 1961-1955, Rome, Istituto centrale di statistica, 1968, p. 65. ↩︎
- Ulbert, Jörg (dir.), Consuls et services consulaires au XIXe siècle, Hambourg, DobuVerlag, 2010. ↩︎
- Voir à ce sujet : Aglietti, Marcella, Grenet, Mathieu, Jesne, Fabrice (dir.), Consoli e consolati italiani dagli Stati preunitari al fascismo (1802-1945), Rome, École française de Rome, 2020. ↩︎
- Les estimations des ressortissants transmises par les consuls au ministère des Affaires étrangers italiens sont souvent différentes de celles produites par les administrations françaises. En 1913, le consul général d’Italie à Nancy estime à 3 000 le nombre d’Italiens résidant dans les départements de la Haute-Marne, de la Meuse et des Vosges en 1913, quand le seul département vosgien en recense 5 170. Ce même consul semble même ne pas pouvoir fournir ses propres chiffres au ministère et doit passer par le CGE, in ASDMAE, Rappresentanza italiana in Francia, b. 19, f. 2, l’ambassadeur d’Italie à Paris au ministre italien des Affaires étrangères, 23 juillet 1913 ; AD Vosges 4 M 403, recensement semestriel des étrangers, 1913. ↩︎
- Il faut évoquer l’ici l’étendue spatiale des circonscriptions consulaires. Celle du consulat général de Lyon, qui recouvre quinze départements, ne dispose par exemple d’une représentation consulaire que dans deux villes en 1911 : Lyon (consulat général) et Saint-Étienne (agence consulaire). Les émigrés résidant dans les fonds de vallées alpines perdent alors une journée de travail pour se rendre au consulat. Cette distance-temps décourage alors plus d’un Italien à se rendre au consulat pour s’assurer de sa situation militaire au regard de la loi italienne et rend difficile la distribution des allocations aux familles des mobilisés qui résident loin de tout site consulaire. ↩︎
- ASDMAE, Rappresentanza italiana in Francia, b. 24, f. 2, la colonie italienne de Grenoble à l’ambassadeur d’Italie, 24 janvier 1917. ↩︎
- La rhétorique de la souffrance est un classique de la correspondance consulaire, voir : Windler, Christian, La diplomatie comme expérience de l’autre. Consuls français au Maghreb (1700-1840), Genève, Librairie Droz, 2002. ↩︎
- ASDMAE, Rappresentanza italiana in Francia, b. 24, f. 2, le consul général d’Italie à Nancy à l’ambassadeur d’Italie à Paris, 26 juin 1917. ↩︎
- Ibid., b. 25, f. 7, le consul général d’Italie à Marseille au ministre des Affaires étrangères italien, 19 mars 1918. ↩︎
- Opera Bonomelli, Relazione del lavoro compiuto dall’Opera durante il triennio di guerra 1916-1918, Milan, Tipografia Fratelli Lanzani, 1919, p. 87. ↩︎
- Leonardo Mordini, né en 1867 et consul général de 3ème classe depuis le 21 mai 1914, est nommé à Lyon le 4 octobre 1914, mais n’y arrive que le 22 mars 1915. Il y demeure durant toute la guerre et y est remplacé en février 1920 par Adelchi Gazzurelli, in Ministero degli Affari Esteri, Elenchi del personale. Gennaio 1916, Rome, Tipografia del Ministero degli affari esteri, 1916, p. 16, et Ministero degli Affari Esteri, Elenchi del personale. Maggio-Giugno 1921, Rome, Tipografia del Ministero degli affari esteri, 1921, p. 16. ↩︎
- Jesné, Fabrice, La face cachée de l’empire. L’Italie et les Balkans, 1861-1915, Rome, École Française de Rome, 2021, p. 518. ↩︎
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
pierrelouisbuzzi (29 octobre 2024). La Première Guerre mondiale : une mise à l’épreuve des consuls d’Italie en France. Consoli. Consulté le 15 juin 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12lcn